Le premier romancier de l’histoire de l’humanité est un Algérien. L’affirmation use peut-être de raccourcis historiques, dans la mesure on l’on ne parlait encore ni de «roman» ni «d’Algérie» au deuxième siècle, mais il n’en demeure pas moins que l’auteur de L’Âne d’or est bien l’illustre Apulée, natif de Madaure, actuellement M’daourouch (wilaya de Souk Ahras).
Un intérêt grandissant se manifeste ces dernières années pour ce brillant ancêtre. Nombre d’articles et d’ouvrages sont produits autour de l’écrivain et de son œuvre. Un colloque international, dont les actes viennent de paraître*, a même été organisé par le Haut-Commissariat à l’amazighité en 2015 à Souk Ahras, l’antique Thagaste. Qui était donc Apulée de Madaure ?
Ce que l’on sait de la vie d’Apulée à travers ses écrits, redécouverts et traduits durant la Renaissance en Europe, est qu’il est né vers 125 après J.C. à Madaure et qu’il se considérait «mi-Numide, mi-Gétule». En somme, un authentique Nord-Africain. Descendant d’une illustre famille, son père occupait de hautes fonctions dans la ville de Madaure.
Haut lieu du savoir, c’est dans cette cité qu’Apulée fera sa première formation. C’est d’ailleurs la même école que fréquentera plus tard Saint-Augustin. Avide de savoir et de découvertes, Apulée part pour Carthage afin de parfaire sa formation. Il étudie très tôt le latin et le grec. La culture hellénistique était prisée par l’élite et les savants d’Afrique du Nord comme une sorte de différenciation culturelle vis-à-vis des Romains.
Apulée poussera d’ailleurs ses voyages jusqu’en Grèce et en Asie Mineure. Philosophe néo-platonicien, il étudia également la musique, la rhétorique, la grammaire, l’astronomie, les sciences naturelles et poussera sa curiosité jusqu’à l’exploration des sciences occultes, des théologies et de la magie. Cet aspect du personnage est d’ailleurs perceptible dans son œuvre majeure L’Âne d’or, qui est aussi le récit d’une initiation aux mystères d’Isis et d’Osiris.
Récit en partie autobiographique, c’est suite à une confusion entre le personnage principal et son auteur qu’on donnera plus tard le prénom de Lucius à Apulée (dont le vrai prénom n’est pas connu). Il s’établit durant un long séjour à Rome et y travaille en tant qu’avocat. C’est là qu’il excelle dans l’art oratoire et améliore sa pratique du latin, qu’il disait parler maladroitement auparavant. C’est d’ailleurs dans cette langue qu’il écrit la plupart de ses livres et prononce ses plaidoiries.
A la mort de son père, Apulée rentre au bercail et hérite d’une belle fortune qu’il dépensera dans d’autres voyages encore à la conquête du savoir. Son éloquence, ses connaissances et ses mille et une histoires de voyageur lui assureront un temps un bel auditoire à Carthage. «A tous les outils, je préfère, avouerai-je, un roseau à écrire, avec lequel je compose des poèmes de tous genres (…) Ajoutez satires et énigmes, histoires variées, discours chers aux amateurs, dialogues goûtés des philosophes, enfin tout ce que vous voudrez, en grec et en latin, avec égal don, même zèle et pareil style», dit-il lui-même de ses multiples talents.
Mais l’appel du large l’emporte de nouveau. Cette fois, c’est vers Alexandrie et sa bibliothèque à la renommée mondiale qu’il s’oriente. Comme souvent lors des voyages, le chemin compte autant que la destination. C’est à Oea (actuellement Tripoli en Libye) qu’Apulée s’arrête suite à une maladie. Il y rencontre un ancien condisciple d’Athènes. La mère de son camarade le soigne et l’entoure d’attentions… Tant et si bien qu’il finit par l’épouser. Mais la belle famille ne l’entend pas de cette oreille. Apulée se retrouve devant les tribunaux, accusé d’avoir usé de magie pour séduire la veuve en vue de détourner son héritage.
L’accusation n’est pas anodine, et Apulée, accusé de sorcellerie, risque gros en se présentant devant ses juges. Sa plaidoirie restera littéralement dans l’histoire, puisqu’elle nous est parvenue sous le titre d’Apologie. Dans un style fleuri, constellé de digressions érudites et non dénué d’humour, Apulée revient sur les accusations qu’il réfute une à une avec brio.
Il détourne habilement l’accusation de magie : «J’ai bien envie de demander à ces savants avocats ce que c’est qu’un magicien ; car si, comme je l’ai lu chez un grand nombre d’auteurs, ce mot a en Perse la même signification que chez nous le mot prêtre, quel crime est-ce donc, après tout, d’être prêtre, d’avoir étudié, de connaître et de savoir à fond les lois du rite, les règles des sacrifices, les théories du culte ? La magie est ce que Platon appelle le »culte des dieux », lorsqu’il expose les principes d’éducation donnés chez les Perses au futur héritier du trône.» Le texte de l’Apologie est également riche en détails biographiques et en informations de première main sur la vie en Afrique du Nord.
Apulée y défend notamment la réputation de sa ville natale, affirmant : «Toutes les nations n’ont-elles pas fourni des grands hommes dans tous les genres, malgré les distinctions que l’on a faites entre peuples plus ou moins éclairés?». Après cet épisode mémorable de sa vie, où Apulée a sauvé sa tête grâce à son éloquence, il part à Carthage où il occupera de hautes fonctions politiques et religieuses. Parmi les écrits qui nous sont parvenus, L’Âne d’or, ou Les métamorphoses, est certainement le plus remarquable. Les péripéties du malheureux Lucius transformé en âne préfigurent déjà la forme littéraire des romans picaresques qui se répandra des siècles plus tard en Europe.
Dans sa quête de la rose qui lui permettra de retrouver une forme humaine, Lucius explore les bas-fonds de la société de son temps et les travers de l’âme humaine. Tressé de nombreuses fables, le récit porte notamment le conte d’Amour et Psyché, qui inspirera de nombreux auteurs et occupe jusqu’à présent les chercheurs. En dépit des noms des personnages, ce conte n’est pas tiré de la mythologie latine ou grecque.
Dans une communication richement documentée et argumentée, à lire dans les actes du colloque du HCA, Emmanuel Plantade (spécialiste de littérature latine) y décèle les traces de la littérature orale amazighe. Il énumère de nombreux contes oraux nord-africains portant une trame similaire. Certes, de nombreuses divinités grecques et latines sont convoquées le long du texte d’Apulée, mais l’empreinte du conte oral est manifeste. C’est d’ailleurs une vieille femme qui raconte cette histoire enchâssée dans le roman. Et Lucius se désole de «ne pas avoir de tablettes ni de stylet pour prendre en note une si belle histoire».
Apulée a fait bien plus que transcrire un conte local, il l’a remis au goût du jour et lui a assuré une réception universelle : «Il a manifestement utilisé la trame de la tradition orale en ajoutant un détail plus ‘moderne’ de son point de vue, c’est-à-dire un peu d’action violente pimentant l’intrigue ; en cela il n’a fait que suivre les recommandations d’Aristote dans la Poétique», assure Plantade. La fable d’Amour et Psyché est certainement la partie du roman la plus commentée, empruntée et illustrée. Sonia Cavicchiola évoque justement les œuvres les plus marquantes inspirées de ce conte dans la suite de sa redécouverte et de l’édition de L’Âne d’or dans l’Italie du 15e siècle.
Dans la loggia de la villa Farnesina de Rome, on peut aujourd’hui encore admirer les fresques de Raphaël et de ses élèves qui retracent différents épisodes du conte, tandis qu’Antonio Canova a réalisé une de ses plus belles sculptures avec Psyché ranimée par le baiser d’Amour. Cette œuvre est aujourd’hui conservée au Musée du Louvre, et une deuxième version est exposée au musée de Saint-Pétersbourg. De La Fontaine à John Keats et de Lully à Manuel de Falla mais aussi Fragonard, Rodin et bien d’autres, de nombreux auteurs, toutes disciplines confondues, se sont inspirés du roman d’Apulée.
Parmi les communications données au colloque Apulée à Souk Ahras, l’on retrouve de nombreux plaidoyers pour rappeler la dimension amazighe d’Apulée. Connu par les latinistes du monde entier comme un auteur de première importance, l’influence de sa Numidie natale est pourtant peu évoquée. Slimane Aït Sidhoum souligne en outre l’entreprise de récupération coloniale de l’œuvre d’Apulée comme justification de la latinité de l’Afrique du Nord.
Hassan Benhakeia (Maroc) et Hacène Halouane explorent l’amazighité dans les textes d’Apulée, tandis que Youssef Nacib cherche une parenté entre L’Âne d’or et un conte kabyle. D’autres, à l’image de Abdelwahab Bouchart, Habib Allah Mansouri ou Sanae Yachou abordent la problématique de la traduction. Une traduction vers tamazight de L’Âne d’or a été d’ailleurs publiée au Maroc par M. Akounad et M. Oussous et une traduction arabe a paru en Algérie sous la plume d’Abou Laïd Doudou.
L’on note aujourd’hui un véritable mouvement de réappropriation de cette grande figure de notre passé. L’écrivain et journaliste Arezki Metref nous appelle ainsi à nous revendiquer de ce brillant ancêtre qui avait «du génie et de la différence». Parmi les œuvres récentes réalisées en Algérie, on peut évoquer le roman L’Âne mort, de Chawki Amari, qui affiche l’influence apuléenne. Le Théâtre de Souk Ahras a également produit une pièce inspirée de L’Âne d’or.
Personnage public et orateur réputé, Apulée jouissait d’une grande renommée de son vivant. Une statue lui sera même érigée dans sa ville adoptive de Carthage. Il n’est pas, loin s’en faut, le seul auteur important qui vécut à Madaure. Fondée sous la dynastie des Flaviens sur les traces d’une cité numide, la ville était connue pour son université, une des premières en Afrique du Nord avec celle de Carthage.
La philosophie et la culture y étaient encouragées. Les élèves recevaient à Madaure une formation dans les sept arts libéraux traditionnellement enseignés à l’époque antique : la grammaire, la dialectique, la rhétorique, la géométrie, l’arithmétique, l’astronomie et la musique. Ce n’est pas un hasard si Saint-Augustin, originaire de la ville voisine, Thagaste, y élit domicile et effectue une partie de ses études.
Témoignant de la renommée de son illustre prédécesseur, Saint-Augustin écrira : «Chez nous Africains, Apulée, en sa qualité d’Africain, est le plus populaire.» Parmi les condisciples d’Augustin, au 4e siècle après J.C., on peut citer Maxime de Madaure. Orateur et grammairien, fin connaisseur de la langue et de la culture latines, Maxime ne s’était pas rangé à la foi chrétienne de son ami qui deviendra un des plus importants pères de l’Eglise catholique. Les deux savants n’en perdirent pas pour autant l’amitié qui les liait.
Leur correspondance témoigne de l’esprit de tolérance du vieux Maxime envers son redoutable prédicateur d’ami. Il écrit dans une de ses lettres à Augustin : «Que les dieux vous conservent, ces dieux par lesquels nous tous qui sommes sur la terre, nous honorons et nous adorons de mille manières différentes, mais dans un même accord, le père commun des dieux et de tous les mortels.»
Connue par ces illustres personnages, Madaure restera longtemps un pôle de savoir en Afrique du Nord. Elle conservera son rayonnement avec l’arrivée des Byzantins qui transformeront la ville. Aujourd’hui, le visiteur de M’daourouch peut encore y trouver les vestiges des temples dédiés aux divinités antiques, ainsi que trois basiliques et un théâtre (le plus petit théâtre romain au monde).
Le site de M’daourouch est certes moins spectaculaire que ses voisins des Hauts-Plateaux Djemila et Timgad, mais il comporte certainement un «supplément d’âme» conféré par les grands auteurs qui y ont vécut, et, à ce titre, il mérite davantage d’intérêt et de promotion.
Walid Bouchakour
Source : www.elwatan.com